Ode à la mémoire des premières générations
Un hommage à la résilience des premiers Vietnamiens en sol canadien
Une version plus courte de cette lettre a été généreusement publiée par Noovo Info. Vous pouvez la consulter ici.
Depuis le 24 novembre dernier, le public québécois a pu visionner au grand écran la trame d’une épopée jusqu’ici peu racontée, celle de la résilience inébranlable d’une communauté venue de loin pour s’intégrer fièrement avec le temps. Je profite de l’enthousiasme suscité par ce récit pour raconter à mon tour le parcours qui me relie à cette terre de liberté.
Une histoire continue qui débuta bien avant mes 34 ans, alors qu’un jeune homme dans la vingtaine, l’aîné de sa famille, confia son sort à la volonté du destin en entamant une traversée sans retour, laissant derrière lui son passé et sa patrie.
Béni par les forces bienveillantes de la vie, le bateau parvint à se frayer un chemin vers un camp de réfugiés au large de l’Indonésie, non sans surmonter au détour la furie des vagues et la barbarie des hommes. Pendant un an, celui qui deviendra mon paternel avait la mer à ses pieds, mais son regard restait rivé vers le ciel, priant quotidiennement de voir atterrir l’espoir d’une vie nouvelle.
C’est ainsi qu’après des mois de patience et d’optimisme, il fut reçu en entrevue par la délégation canadienne, n’ayant à son actif que sa sincérité et quelques années scolaires dans la langue de Molière. Cette anecdote personnelle n’est qu’un souvenir individuel de la page collective d’une génération de survivants, de braves gens qu’on surnommera les réfugiés de la mer.
Entre 1979-1980, quelque 60 000 réfugiés furent admis en sol canadien, dont la moitié parrainée par des initiatives privées. Ces groupes de citoyens, municipalités, organismes religieux et communautaires qui s’engagèrent généreusement à fournir la durée d’un an, le soutien moral et financier nécessaire aux nouveaux arrivants. Encore aujourd’hui, ce dévouement exemplaire est souligné avec gratitude par celles et ceux qui en ont été les bénéficiaires.
D’après le fichier canadien d’Établissement des immigrants, seulement un réfugié sur 10 déclarait comprendre au moins une des deux langues officielles à leur arrivée en 1980. Heureusement qu’à l’époque, ils pouvaient compter sur l’apport précieux des COFI (Centres d'orientation et de formation des immigrants), ce puissant vecteur d’intégration établi en 1969 et aboli en 2000.
En s’inscrivant dans un COFI, les immigrants obtenaient une allocation de subsistance leur permettant jusqu’à 30 semaines de recevoir une initiation accélérée aux rudiments du français et à la culture québécoise. Les vertus de réinstaurer un tel levier aujourd’hui méritent au moins d’être débattues par tout gouvernant espérant léguer en héritage la pérennité d’un avenir français.
Une fois l’engouement des premiers mois retombé, il fallait se retrousser les manches pour affronter la réalité. Se rendre à l’évidence qu’on atterrissait en terre inconnue sans la langue, la formation et les codes culturels, à l’heure où les mots inflation et récession rimaient avec les emplois qui se raréfiaient – le taux de chômage atteignant les 15 % au Québec en 1982.
Entravés par l’absence de diplômes reconnus, une maîtrise langagière déficiente et des compétences peu appréciées, la plupart des réfugiés se retrouvaient bien impuissants devant la conjoncture difficile du marché du travail. Ils durent ainsi se tourner vers les seules avenues qui leur restaient ouvertes, les postes à faibles exigences techniques ou linguistiques. Des emplois « peu qualifiés », mais d’autant plus demandants.
Dans ces circonstances, les réfugiés s’orientèrent en grand nombre vers les secteurs des services et de la fabrication, cumulant les emplois allant de la mécanique à la restauration. Du travail physique et très routinier. Durant cette période, beaucoup de femmes vietnamiennes devinrent le socle financier de la famille, alors qu’elles purent accéder plus aisément à l’emploi via des secteurs traditionnellement féminins tels que la couture et l’entretien ménager.
Les emplois précaires à faible salaire permirent tout de même à bon nombre de ménages de s’affranchir des allocations gouvernementales et d’envoyer de temps à autre quelques dollars à la famille restée là-bas. Ces sommes modestes devenaient inestimables lorsque converties en trousses de médicaments et autres denrées bien appréciées à l’autre bout de l’océan.
Car si les pensées du moment sont vouées à reconstruire sa vie ici, le cœur, lui, n’oublie jamais l’amour de sa fratrie. Une importante ambition gouvernera la prochaine décennie, celle de préparer le grand jour où la famille serait enfin réunie. Pas question toutefois de repasser par le même chemin. Par ce périple à côtoyer la mort et l’horreur qu’on évite d’évoquer, sauf dans les correspondances épistolaires pour empêcher les suivants d’emprunter le même itinéraire.
Il valait mieux tenter sa chance ailleurs, cette fois par la voie de la réunification familiale. Mais pour parrainer les siens, il fallait en avoir les moyens. Signer une promesse de subvenir financièrement à leurs besoins pendant 10 ans au moins. Et voilà qu’on se retrouve à cumuler deux emplois à temps plein sans broncher pour prouver au gouvernement qu’on peut tenir cet engagement.
Les années se succédèrent ainsi pour nous amener au tournant des années 90. Après une décennie à labourer patiemment le terrain, le temps est mûr pour accueillir les frères, les sœurs et les parents. Ou du moins les quelques-uns qu’on arrive à soutenir avec nos ressources restreintes. Le repos pour eux ne fut que de courte durée. À peine débarqués de Mirabel, les membres en âge de travailler n’attendirent pas une semaine avant de se présenter devant la manufacture, prêts à besogner. À défaut de repayer la grâce d’avoir été parrainé, on ne pouvait se permettre de devenir un fardeau financier.
Il m’arrive souvent de penser à la génération de nos tantes et nos mères, qui dans des circonstances plus prospères se seraient vu porter la toge après de hautes études dans leur langue familière. À leurs mains délicates qui auraient embrassé le pinceau ou la plume pour esquisser les couleurs de la vie. Plutôt qu’à ce sentiment coupable qui habita notre enfance à les voir partir avant 5h pour coudre des tissus par milliers sans compter les heures supplémentaires. Leurs sacrifices en silence à tapisser l’avenir de la génération suivante. Au prix parfois des meilleures années de leur jeunesse.
Combien d’entre nous leur avons sincèrement demandé de nous étaler leurs rêves et ambitions ? Nos parents nous auraient sans doute répondu, sourire en coin, que la priorité était d’abord d’assurer la survie. Qu’ils sont les premières racines qui s’agrippent à cette nouvelle société, à l’ombre de la lumière, pour nous fournir les nutriments nécessaires dans l’espoir qu’on fleurisse au gré des jours ensoleillés. Que notre succès récompenserait pleinement leurs années d’effort.
Mais une main qui soutien peut devenir une main qui étouffe. Qui refoule l’expression profonde de jeunes en quête de repères ne cherchant qu’à libérer leur individualité. Ces jeunes nés dans le froid, n’ayant connu ni la faim ni la guerre, grandissent en constante recherche identitaire, en apprenant très vite à marcher sur la fine ligne entre l’approbation de leurs pairs et l’idéal attendu par le moule familial, où la piété filiale est érigée en vertu.
Voilà bientôt 50 ans que les premiers d’entre nous ont foulé le sol québécois. Une page amorcée qui commence à peine d’être rédigée. Je prie tous les membres de ma génération d’ouvrir leur cœur pour entendre l’histoire de leurs prédécesseurs. Pour écouter des brins de leur parcours, leurs moments de bonheur, leurs regrets et leurs peurs. Avant que ces souvenirs se trouvent dilués par le temps.
Car dans pas bien long, des gens qui porteront notre nom, se demanderont à haute voix dans les accents de notre langue, le pourquoi du comment menant à leur existence. Ils pourront savoir qu’il y a eu avant eux une génération de pionniers qui n’étaient pas parfaits, mais qui besognaient du mieux qu’ils pouvaient pour s’intégrer au nouveau continent, sans pour autant renier leurs origines.
Nous, les héritiers de leur courage, avons le devoir de les garder bien vivants en immortalisant leurs récits dans notre mémoire.